Un témoignage de Charlotte Eulry, activiste pour l'environnement et membre de l'équipe Listening Inspires
Ces derniers mois ont été intenses pour l’actualité climatique, en France[1] comme à l’internationale. Je n’en ai pas manqué un bout : alerte sur la fonte de l’Antarctique en mars, sortie du 6ème rapport de synthèse du GIEC, affaire des méga-bassines dans les Deux-Sèvres puis tentative de dissolution du mouvement « Les Soulèvements de la Terre » par l’Etat[2], incendies ravageurs au Canada, canicules historiques, typhons tropicaux ravageurs en Asie, … Rajoutons à cela une ambiance politique particulièrement tendue avec des mois de contestations citoyennes en France contre la réforme des retraites. Sur tout cet ensemble, j’ai lu, j’ai entendu, j’ai écouté, j’ai parlé, je me suis mobilisée, investie pour tenter de comprendre, pour me mettre à la place des différentes parties prenantes. Nuancer, m’engager, essayer d’avoir un impact. Essayer de faire corps avec cette majorité impuissante que nous sommes, pour élever la voix et peser dans la balance, ensemble.
J’ai essayé de tout absorber. Avec force, je tenais la barque. Je priais pour que l’on ait un été clément et pluvieux, moi qui aime tant la lumière du soleil d’été. Je me disais « pendant mes vacances, je couperais un peu le téléphone ». Mes vacances approchaient, je devais partir en vacances sur l’île de Rhodes avec ma famille, en Grèce. J’ai tergiversé de long mois avant de réserver mon billet d’avion, me demandant si « j’y avais droit ». J’ai aussi été apeurée : un incendie terrible a détruit le sud de l’Île, 30 000 touristes évacués, des locaux catastrophés, une biodiversité calcinée, des compagnies aériennes inconscientes qui continuaient d’amener les touristes pour ne pas perdre de l’argent … A la date de notre vol, la situation s’était calmée, nous avons donc pu partir. En arrivant, j’étais côté hublot, je voyais une longue ligne nuageuse grise au sud de l’île qui me rappelait qu’encore quelques jours auparavant, les flammes se répandaient.
Les deux premiers jours je ne ressentais pas grand-chose. Pas d’excitation, pas de tristesse non plus. Pas d’entrain ni de passion. Pas de soulagement ni de satisfaction à être en vacances. Tout m’était indifférent. En revanche, j’avais réussi à faire comme je me l’étais promis : je ne regardais plus les actualités sur mon téléphone.
Le troisième soir, je décide alors d’aller me baigner avec ma mère en face de notre appartement. Il y a un peu de courant, mais pas de quoi paniquer, et pourtant sur le moment, je me mets à avoir très peur de l’eau, et je crie sur ma mère pour qu’elle ne s’éloigne pas trop loin. Moi qui suis amoureuse de la mer, j’ai soudain eu la sensation qu’elle était mon ennemie. Nous remontons ensuite à l’appartement, j’ai le cœur qui bat fort et je sens une angoisse dans ma poitrine qui enfin se montre, après des mois de cache-cache. Ma famille s’installe sur la terrasse pour manger de petites olives devant le coucher du soleil, je me mets à côté d’elle pour le regarder aussi, ce si beau soleil. Sur la gauche, nous pouvons distinguer un trait de fumée. On se demande si c’est un incendie qui est reparti, ça en avait tout l’air. Je me mets donc à parler du feu, écoutée de tous, et les mots sortent, petit à petit. Je me mets à parler de cette indifférence que je ressens et qui a été ébranlée quand je me suis baignée. La fumée est devant moi, je suis face à l’incendie, je ne peux plus en ignorer l’impact. Je parle et les larmes coulent. Je pleure d’empathie pour tous les êtres vivants qui souffrent. Pour tous ceux qui ont brûlés vifs, qui se sont noyés, qui se sont asphyxiés à cause de l’Humanité. Je pleure d’impuissance, mais surtout, pour la première fois de ma vie, j’éclate de désespoir. Pour moi, pour mes proches, pour les gens du futur, pour les animaux.
Ce soir-là, j’ai aussi compris que je fuyais depuis plusieurs mois mon angoisse, que je n’arrivais jamais à évacuer, jusqu’à ce moment sur cette terrasse, à regarder le coucher de soleil sur l’eau. Ce moment précis où tout m’a submergée. J’avais un petit goût d’olives salées dans ma bouche, salées par la mer, puis salées par mes larmes.
La colère et le sentiment d’injustice avait fait stagner cette angoisse dans mon corps, la faisant grossir en anesthésiant toutes mes sensations. La joie y compris. Je m’étais pourtant fait la promesse intérieure de toujours rester du côté de la force joyeuse, de lutter dans l’amour, la compréhension et la lumière. J’ai lentement glissé sans m’en rendre compte vers de forts chagrins.
Certaines de mes amies de Listening Inspires m’avaient déjà parlé d’expériences similaires qu’elles avaient vécues. Je sais aussi qu’une majorité de gens de mon âge se retrouvent dans mon récit, sans pouvoir donner un sens positif à tout cela. Sans arriver à en faire une force. On parle « d’éco-anxiété » mais on n’a pas forcément les cartes en main pour essayer de trouver une voie qui puisse nous apaiser.
Me retrouver en Grèce, juste après un des pires incendies de son histoire, a fait que je n’ai plus pu tourner la tête plus longtemps sur cet état d’éco-anxiété.
De votre côté, n’attendez pas d’avoir votre épisode similaire pour vous écouter. J’ai fait l’erreur de croire qu’être forte, c’était ne pas craquer, ne pas flancher. Avoir le cœur dur comme du béton. Ecoutez-vous, pleurez quand vous en avez l’envie. Prenez le temps d’entendre quand votre cœur s’emballe à la lecture d’une nouvelle tragique, ou quand il s’enrage. Accueillez ces sensations de colère, de tristesse, de désespoir. Accueillez-les pour les traiter sur le moment, n’attendez pas qu’elles prennent corps, car elles prendront votre corps et votre esprit en otage. Cela peut parfois durer des années : l’aigreur et la haine rongent. Cela rend malade, tant physiquement que psychologiquement.
On nous demande souvent de mesurer notre impact, impact carbone, impact sur la biodiversité. Certains ont même des applications dans lesquelles ils rentrent toutes leurs activités pour voir l’impact carbone qu’elles ont. Lorsqu’ils ont un faible impact, ils peuvent alors s’autoriser eux-mêmes à monter dans un avion de temps à autres. Moi, je vous demanderai de mesurer l’impact que la situation globale a sur vous. De savoir jusqu’où vous pouvez ingérer ce qu’il se passe. De vous mettre des limites à ne pas dépasser, pour votre bien-être. Je vous inviterai aussi à accepter d’agir à votre échelle. Entendez bien en ce terme deux actions fondamentales :
1) Agir.
2) Le faire à VOTRE échelle. Pas à une échelle trop grande pour vous.
Je vous invite à accepter le fait que nous ne soyons qu’une poussière dans cette matrice planétaire infernale. Vous ne pourrez jamais englober, intégrer, internaliser les problèmes du Monde entier. Laissez de la place pour d’autres choses plus lumineuses entrer dans votre vie. En vous invitant à le faire, je m’en fais la promesse à moi aussi.
Prenez soin de vous, prenez le temps de contempler la nature, qui n’est pas juste un décor de carte postale où l’on s’installe le temps d’un weekend. Prenez le temps d’avoir de la gratitude envers le formidable hasard qu’est la vie, qui fait que vous êtes là aujourd’hui, avec la capacité d’appréhender le Monde, de voir ses horreurs mais ses merveilles tout autant. Prenez un instant pour écouter la Nature, de vous y plonger le plus de temps possible car c’est bien par cette voie que vous pourrez vous connecter pleinement à quelque chose de planétaire.
[1] En début d’année 2023, la France a connu une grande vague de contestations citoyennes (manifestations, grèves) pendant plusieurs semaines par plusieurs millions de personnes contre un nouveau texte de loi sur la réforme des retraites, entré tout de même en vigueur en septembre 2023. [2] Une méga-bassine est un réservoir d’eau artificiel, plastifié et imperméable qui peut s’étendre sur plusieurs hectares. Ces installations permettent aux agriculteurs d’arroser leurs cultures pendant l’été, même en cas de sécheresse. Le mouvement citoyen des Soulèvements de la Terre a organisé des rassemblements populaires pour contester le site de la commune de Sainte-Soline.
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